Sampling Stories nous propose le modéle même du bricolage : à partir dun nombre fini déléments, un usage infini. Il sagit en effet den user, de sen servir en réemployant, en ré-utilisant, en redistribuant les emplois, les rôles, les places. Mais est-il vraiment juste dy voir un bricolage? Ne serait-il pas plus pertinent de désigner ce jeu formel par son vrai nom : une combinatoire? On y consentira, mais à condition de redéfinir le bricolage comme une combinatoire sensible. Lalgèbre et la logique formelle font jouer entre eux des éléments purement abstraits, suivant des règles de combinaisons variables qui définissent autant de domaines dinterprétation. Le bricolage opère de la même façon (faire entrer les mêmes éléments dans des ensembles de relations spécifiques), mais à partir dune matière : bois ou ficelle,Comment dit-on bricolage en anglais? Do it yourself - Fais-le toi-même. Un impératif donc, mais un curieux impératif puisquil enjoint lautonomie : je tordonne de suivre ta propre loi, cest-à-dire de ne pas suivre mes ordres. Nous voilà dans limpasse du double bind, celui qui rend fou : si tu suis limpératif dagir par toi-même tu nagis plus de toi-même puisquil sagit dun acte dobéissance; mais si tu désobéis et ne fais plus les choses toi-même, tu te places sous la dépendance dautrui, et, à nouveau, te voilà hétéronome, placé sous la loi de lautre : impossible de sen sortir. Question : peut-on sen sortir avec Sampling Stories, ou bien Anthony Rousseau veut-il rendre fou son partenaire de jeu ? Cest une inquiétude plus générale. Elle peut sétendre à tous ces dispositifs contemporains placés sous le signe (trop commode) dune soi-disant interactivité. Rendre le spectateur acteur, est-ce lui offrir une place pour la création ou le contraindre à entrer dans le jeu de lartiste pour ly enfermer ? Pour y voir plus clair, revenons à celui qui le premier a développé la métaphore de lart comme bricolage et de lartiste comme bricoleur : Levi-Strauss. Doù procède une telle définition? Cest son analyse structurale des mythes qui la lui inspire. Les sauvages sont les premiers artistes qui indéfiniment fabriquent des récits (non des systèmes philosophiques, des systèmes de concepts : des récits) à partir dun petit nombre doppositions quon retrouve partout : haut et bas, cru et cuit, sec et humide... Les mythes aussi sont des sampling, des arrangements et cest avec surprise quon découvre le contenu de ces histoires d origines, ordonné par un certain nombre de relations entre des termes : les animaux mis en jeu peuvent bien changer, lintrigue entre personnages varier, le mythologue met à jour des structures, sorte de charpente formelle constante, et pas seulement dans une seule aire de civilisation puisquon retrouvera chez lIndien des Prairies ce quon avait déjà trouvé dans telle ethnie amazonienne. La science a chez nous remplacé les mythes. Mais il ne sagit pas dune simple substitution: cest en même temps un changement profond de régime des signes. En même temps quelle simpose comme vision rationnelle du monde, la science détruit une manière dêtre au monde. Le mythe ne peut que se dire (ou se chanter), il nest rien en dehors de ses usages, il exprime directement et pratiquement le monde. La science, elle, se passe des corps, de la voix, de la pratique et se meut tout entière dans labstraction dune langue écrite, épurée jusquà lalgoritme.Et si Levi-Strauss na pas tort de voir dans la méthode artiste un analogôn des bricolages mythiques, il nen saisit pas la raison. Car cest la dimension de la vie laissée en déshérence par la prise de distance rationnelle que sefforce de ressusciter lart. Et si lart classique, parce que figuratif peut encore laisser croire quil a quelque chose à voir avec la représentation, toutes les formes esthétiques défigurées qui déstructurent notre réel ne sont-elles pas faites pour nous rappeler obstinément cette façon archaîque dêtre présent au monde?
La parenté des procédés sauvages et des procédés artistiques nest donc pas, surtout pas de pure forme, et la brillante métaphore théorique du bricolage peut nous faire rater la cible. Il ne sagit pas seulement de reproduire par les moyens propres à lart ce qui pour eux constituait simplement la vie normale. La fabrication dun équivalent de ce que fût un mythe (ou une danse, ou un masque ou un fétiche), ne peut pour nous quêtre arraché à la vie normale et se fait dans la résistance à ses contraintes. Certes Sampling Stories cristallise intensément un des traits archaîques le moins souvent sélectionné dans le travail de lartiste : le surgissement des images y est soumis à la main. On manipule. Il ne sagit pas dinteractivité. Il sagit dune forme singulière darticulation des sens que noffre ni le tableau, ni la sonate, ni le roman. et cela grâce au procédé technologique de lordinateur. Mais cette technologie na en elle-même aucun intérêt : une flèche ou un caillou feraient aussi bien laffaire pour dautres arrangements (quand au lieu de simplement écouter un concert les corps ondulent et entrent dans la danse, quand on se crée un cinéma grâce à des substances hallucinogènes, cest la même chose par dautres moyens). Un sourire démultiplié, un lancé de dés répété : quel chemin pouvons-nous parcourir qui fasse se télescoper ces deux séries hétérogènes? Quels petits événements pouvons-nous créer, mythes ou poèmes minuscules? Nous ne retournons pas pour autant à la pratique des sauvages.
Ce mode de sensation
qui est aussi un mode de pensée nest plus en accord avec
le monde qui lentoure : il sy oppose. Et cest pourquoi
pour faire revenir quelque chose de ce que les hommes savaient jadis sans
le savoir, lartiste est contraint demployer des voies trait
pour trait contraires. Les stories anciennes étaient le fruit dun
long travail collectif et inconscient, et le champ des destinataires leur
préexistait : ça se faisait. Celui dAnthony Rousseau
intentionnel, réflexif, forcément individuel et solitaire,
doit se créer lui-même son champ de réception. Il
attend son peuple. Les stories anciennes passaient par la voix et sinscrivaient
dans un ordre cérémoniel ritualisé. Elles relevaient
de la tradition.Les parcours et bifurcations dun CD rom sont dordre
imaginal et sollicitent une créativité inédite. Pour
simplement donner une petite idée sensible de ce qui se jouait
dans la tradition , il faut désormais se situer dans
la subversion. Rien en vérité de plus traditionnel et immémorial
que la plus contemporaine des oeuvres contemporaines, mais pour y parvenir
il faut briser les codes. Les stories anciennes étaient inséparables
dun monde religieux. Elles travaillaient à intégrer,
à empêcher lémergence de lindividu, dissolvaient
les ego par un effort danticipation (Clastres dit quil sagit
de sociétés contre lEtat, mais il faut ajouter quon
ne peut faire obstacle à lEtat quen interdisant la
formation dindividus personnels). Les sampling stories sattaquent
elles à toute religion, la plus nocive et omniprésente étant
sans doute aujourdhui celle des récits médiatiques.
Elles nintègrent pas, elles désintègrent, sapent
en nous ce que lhistoire a fait de nous, recherchent le réveil
des puissances davant lego. Elles sont critiques. Nous avons
grand besoin de ces bricolages-là. J.
Manuel de Queiroz. Jean-Manuel de Queiroz est sociologue, Professeur en Sciences de lÉducation à lUniversité Rennes 2. |